dimanche 29 avril 2007

Ciudad Juarez, la cité des mortes

Les films engagés font recette et c'est l'une des raisons pour laquelle Hollywood et toute l'industrie cinématographique soutiennent ces réalisateurs qui ne trouvaient il y a peu que leur propre écho.


L'un des derniers en date actuellement à l'affiche est « Les Oubliées de Juarez », réalisé par Gregory Nava avec Jennifer Lopez et Antonio Banderas. Voici le synopsis : « Une journaliste enquête sur une série de meurtres commis aux abords d'usines américaines situées à la frontière de Juarez et d'El Paso. Entre les intérêts américains, les pot de vins et la collusion des notables mexicains locaux, les pistes vont s'avérer dangereuses pour la journaliste téméraire... » Le scénario n'est pas très recherché rappelant Erin Brockovich mais l'histoire est bien réelle. Les critiques ne sont pas tendres avec le film. Malgré un ours d'or au festival de Berlin, le film c'est fait hué. Le public d'un festival est-il légitime? Bref il en ressort générallement que les films engagés n'ont plus comme but ultime de dénoncer, de faire connaître, de rendre compte, de protester... mais de faire de l'argent. Je ne pense pas qu'il faut remettre en cause la volonté du réalisateur mais des partenaires financiers qui rôdent autours et qui dans un soucis de rentabilité dénaturent le film.

L'affaire Ciudad Juarez nécessite plus qu'un film. Elle n'est pas nouvelle. Depuis 1993 plus de 700 femmes ont trouvée la mort selon un rituel immuable: enlèvement, torture, sévices sexuels, mutilations, strangulations. Dans cette ville du nord du Mexique, il est question de féminicide.

Pourquoi cette ville connait elle une telle affaire criminelle ? Que font les autorités mexicaines et internationnales ? Qui sont les coupables et pourquoi ne sont ils pas arretés depuis ? Combien de femmes sont réellement mortes à Ciudad Juarez ?


Description de la maison du diable

Longtemps, Ciudad Juárez est restée une petite ville. Les gens y vivaient du commerce et de la culture du coton. Tout a commencé à changer il y a une trentaine d'années. Personne ne connaît plus aujourd'hui le nombre exact d'habitants de la ville : un million et demi ? deux millions ? deux millions et demi ? D'ailleurs, qui pourraient les compter ? La ville grandit de plus en plus mordant chaque jour un peu plus sur le désert alentour. Les paysans mexicains du sud du pays abandonnent leur travail dans des plantations qui ne leur appartiennent pas (vingt heures de labeur en plein soleil pour 1 dollar par jour) et montent vers le nord, dans l'espoir de pouvoir traverser la frontière avec le Texas. Ce n'est pas si facile. Les Américains ont édifié un mur métallique qu'ils gardent extrêmement bien. La plupart s'entasse à Ciudad Juarez, dans le quartier de Anapra sur les hauteurs de la ville. Les gratte-ciel d'El Paso, la ville jumelle du coté des Etats-Unis, les narguent inlassablement. Ciudad Juarez est une ville close où se cotoient les candidats à l'émigrations, les chercheurs du rêve américain, les barons de la drogue et les ouvriers des « maquiladoras ». A l'est de la ville se trouvent les maquiladoras, des usines d'assemblage de sous-traitance des multinationales où la mains d'oeuvre coûte dix fois moins de ce coté de la frontière.Ce sont surtout des jeunes femmes qui travaillent dans les maquiladoras. Les ouvrières se lèvent au milieu de la nuit pour traverser le désert noir et froid. Ce sont celles qui forment la première équipe. Elles arrêtent l'autobus et vont à l'autre bout de la ville.

C'est une ville frontière, une "border town", victime de la mondialisation où se déroule la plus grande affaire criminelle de tout les temps. Cette affaire lui donne le statut de la ville la plus dangereuse au monde pour les femmes. Nous pouvons même créer un néologisme et parler de féminicide.

« Vendredi. Les ouvrières arrêtent leur travail, se dépêchent de se changer, se maquillent, enfilent leur plus belle robe. Ce soir, elles vont danser dans le centre-ville. Elles n'ont pas 100 pesos, mais elles entrent gratuitement dans les discothèques, contrairement aux hommes, qui doivent payer. Elles n'ont pas de quoi s'offrir une boisson, elles cherchent du regard ces hommes qui paient volontiers. La musique est forte, les gens dansent, on est à l'étroit, l'atmosphère est chaude et étouffante, il y a de plus en plus d'alcool, de drogues. Il y a aussi un hôtel bon marché au coin de la rue. Les gens d'ici disent que tout ce qui est illégal dans le monde se trouve le soir dans le centre de Ciudad Juárez. C'est peut-être pour cette raison que le diable aime venir ici : il kidnappe les filles (ou il envoie ses émissaires), il les séquestre, il torture, il viole et il étrangle.


Le diable ou l'impunité ?

Certains disent que le diable s'est installé dans la ville. Depuis 1993, 380 femmes ont été enlevées, violées et assassinées et 800 femmes ont disparues sans que la police trouve (ou cherche à trouver) les différends tueurs. Des agents du FBI expert en crime en série, des envoyés de l'ONU ont bien enquêté sur le terrains mais sans aucun résultat. La police investie sur la tragédie depuis plus de douze ans avoir arrêté les coupables des meurtres ou trouvé des explications convaincantes. La police manifeste d'une incompétence totale avec un double discours. Les autorités fabriquent des faux coupables, comme Latif Sharif, cet égyptien accusé d'être un sérial killer, pour calmer la population. Il y a une refus des autorités de voir qu'un problème existe. Il n'y a pas de volonté politique. Il a fallu 10 ans pour reconnaître la tragédie. La police est médiéval avec une culture patriarcale et très machiste. Lorsque des mères de différents quartiers ont signalé la disparition de leurs filles, la police leur a répondu de manière rassurante : les filles aiment s'amuser, elles vont revenir, elles ont certainement trouvé un fiancé. Les mères ont expliqué que c'était impossible, qu'elles connaissaient leurs filles. "Alors cherchez-les".

Certains disent que les policiers participent aux assassinats que le diable se balade en uniforme.

Malgré les fausses accusations et arrestations, les disparitions continuent au rytme de une à deux par semaine. Frappant toujours des familles pauvres. Le diable sait qu'il ne faut pas toucher aux filles des familles riches. Le diable sait qu'on ne punit pas l'assassin des pauvres. Les gens l'ont vite compris : les autorités ne veulent pas mettre la main sur l'assassin. Tout le monde sait ici - et c'est également évoqué dans de nombreux rapports internationaux - que la corruption de la justice mexicaine a atteint un niveau difficile à imaginer. La police, les procureurs, les juges sont achetés par la mafia et mieux vaut se taire. On menace les femmes de ceux qui ont été emprisonnés à tort, on menace les journalistes trop curieux (quelques-uns ont disparu sans laisser de traces), on menace d'anciens directeurs de prison qui parlent ouvertement des tortures, on menace les avocats qui répètent que le système est corrompu et favorise les agissements des tueurs en série. On leur coupe la route, on sabote les freins de leurs voitures, on leur envoie des oiseaux morts, on braque des phares allumés sur leurs fenêtres au beau milieu de la nuit. L'avocat de Bianca a été descendu par la police quand il roulait en voiture, un jour très ensoleillé. Selon la version officielle, les policiers se sont trompés, ils l'ont pris pour un trafiquant de drogue. De telles méprises arrivent au Mexique, cela n'a rien d'extraordinaire.


Le journaliste Wojciech Tochman raconte dans un article de la Gazeta Wyborcza, comment l'on fabrique les coupables.

« Miriam Evelyn, 29 ans, deux enfants en bas âge. L'eau courante a été coupée. Elle n'a pas pu payer la facture. Sa vie a basculé en quelques minutes, un soir d'automne 2001, juste après qu'on eut découvert les huit corps de femmes à Paso de la Victoria. Son mari était chauffeur de la ligne A1. "Ce soir-là, raconte Miriam Evelyn, il est rentré tôt." Il s'apprêtait à dîner avec les enfants quand on a frappé à la porte. "Victor Javier Garcia ?" demanda une voix inconnue. "Lui-même", a répondu le mari, recevant immédiatement un coup sur la figure. Il a été attrapé par la chemise, traîné devant la maison, projeté contre une voiture. Il y avait une trentaine de voitures particulières, et beaucoup de monde. Personne ne s'est présenté, ni n'a dit de quoi il s'agissait. Ils ont battu Victor, ils lui ont mis un revolver sur la tempe. Miriam, un enfant sous le bras, n'a pas compris ce qui se passait, elle criait. Eux aussi ont crié. Ils l'ont insultée. Ils ont embarqué Victor de force dans la voiture et sont partis. Miriam Evelyn a d'abord pensé qu'ils voulaient une rançon, cela arrive au Mexique. Elle s'est dit qu'elle ne reverrait jamais son mari, qu'elle n'aurait pas assez d'argent pour le racheter. Elle a couru à la police, puis chez le procureur. Personne n'a voulu l'aider. Elle est rentrée chez elle et, ne tenant pas en place, elle est retournée voir le procureur. Les policiers ont finalement accepté sa déposition. Ils ont demandé des détails sur le signalement des ravisseurs et des voitures, ils lui ont promis de chercher Victor et lui ont proposé de les accompagner. Ils ont fait un long tour de la ville, ils l'ont menacée avec une arme et lui ont ordonné de se taire et d'attendre, avant de l'abandonner au milieu d'une rue obscure. Le lendemain, elle a été convoquée pour identifier des restes calcinés. "Ce n'est pas mon mari", a-t-elle dit sans être vraiment convaincue. Elle a encore fait le tour des commissariats et des institutions, appelant à l'aide. Finalement, elle s'est rendue à l'Académie de police, au sud de la ville. Elle ne le savait pas encore, mais c'est ici qu'opère une section spéciale chargée d'élucider les assassinats de femmes. Le policier avec qui elle a parlé avait une matraque dans la main (électrique, mais à l'époque elle l'ignorait). Du couloir, elle a aperçu un autre homme assis sur un tabouret qui lui faisait des signes de la main. Il avait la tête ceinte d'un bandage, il ne portait pas les vêtements de son mari, elle n'a pas imaginé que cela pouvait être lui. (Les victimes de tortures ont les vêtements tellement couverts de sang qu'on leur en donne des neufs pour se changer.) Revenue à la maison, elle a vu son mari à la télé. Le visage enflé et couvert d'ecchymoses, il était accusé du viol et du meurtre des huit femmes retrouvées quelques jours avant dans le champ de coton. Face aux caméras, les procureurs ont dit : les meurtriers en série ont été arrêtés, le drame est terminé. Femmes de Ciudad Juárez, soyez en sécurité. Miriam a compris qu'il n'y avait plus personne à qui demander de l'aide. Elle a eu peur. Combien de temps Victor allait-il tenir sous la torture ? Comment payer les factures et la nourriture pour les enfants ?

Les policiers ont torturé Victor car ils voulaient qu'il donne les noms de ses complices (a priori, ils ont pensé qu'il devait en avoir). Ils l'ont battu et lui ont brûlé les parties génitales avec des matraques électriques. Il a dit le premier nom qui lui est venu à l'esprit, celui d'un collègue de travail qu'il avait salué quand leurs bus se sont croisés. C'était Gustavo González Lopez, mari de Bianca Guadalupe Lopez. Depuis peu, Bianca porte le deuil de son mari. Elle dit que Dieu doit lui donner des forces pour continuer, qu'elle doit vivre pour ses enfants. Elle a 23 ans. Elle en avait 16 quand elle est allée travailler à l'usine. Tous les jours, elle prenait le même bus, et c'est là qu'elle a rencontré cet homme un peu plus âgé et un peu rond. Il l'a draguée avec respect (ce qui est rare par ici). Ils se sont mariés. Quinze jours plus tard, elle a pu voir son mari (Miriam Evelyn aussi), qui lui a raconté les tortures, les matraques électriques et tout le reste. On les a obligés à avouer les huit meurtres, mais leurs épouses savent qu'ils sont innocents. Ils ont tout reconnu. Ils n'ont jamais été entendus ensemble, mais leurs dépositions sont précises et identiques : noms des victimes et leurs adresses, détails de leur habillement, descriptions des enlèvements, des tortures, des assassinats.»


De nombreuses hypothèses circulent à Ciudad Juárez : les serial killer, des trafiquants d'organne, des barons de la drogue, des maris violents, des voleurs, des producteurs de snuff movies (La mort en direct revendue en vidéo).


Sergio Gonzales Rodriguez conclue dans son article que : « Les meurtres en série de Ciudad Juárez mêlent l’atmosphère trouble de la frontière et ses milliers de migrants, ses industries de sous-traitance, la faillite des institutions et aussi la violence patriarcale, l’inégalité, les négligences du gouvernement fédéral, etc. Mais, par-dessus tout, cette ténébreuse affaire révèle la toute-puissance des narcotrafiquants et la solidité de leurs réseaux d’influence. Les liens entre le milieu criminel et les pouvoirs économique et politique constituent une menace pour l’ensemble du Mexique. ».


Le principal suspect reste peut être la ville elle-même.

Les visages de filles disparues apposés sur les murs et les vitrines font partie du décor, comme les croix roses des collines de Cristo Negro.

Si le président Vicente Fox n'a rien fait, le nouveau président Felipe Calderón s'attaquera peut être au problème sous la pression de l'opinion publique internationnale. C'est certainement le but premier du réalisateur du film Les Oubliées de Juarez. Donc maintenant en spectateur averti allez voir le film. Toujours selon les critiques, je n'ai pas vu le film, je vous promet rien.


http://www.monde-diplomatique.fr/2003/08/GONZALEZ_RODRIGUEZ/10315#nb6

http://www.lacitedesmortes.net/


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